#Interview | Derya Malak

Maitresse de conférence à EURECOM

Pouvez-vous nous exposer votre parcours académique, depuis vos premières années d’études jusqu’à votre situation actuelle ?

Derya Malak : Originaire de Turquie, j’ai effectué mes études de premier cycle en génie électrique à l’Ankara Middle East Technical University, où j’ai également obtenu une mineure en physique. Par la suite, j’ai poursuivi un master avec une spécialisation en ingénierie des télécommunications. Ayant déjà l’ambition de réaliser un doctorat dans ce domaine, j’étais déjà en contact avec mon futur directeur de thèse, le Professeur Jeff Andrews, professeur au département d’ingénierie électrique et informatique de l’Université du Texas à Austin. Il m’a encouragé à m’engager dans un nouveau sujet de recherche, ce qui a considérablement élargi mes perspectives. Mon doctorat portait principalement sur la mise en cache de contenu dans les réseaux de communication sans fil ainsi que sur les schémas aléatoires en communication.

J’ai eu la chance de réaliser mon post-doctorat sous la direction de la Professeure Muriel Médard, qui a profondément marqué ma carrière, au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Progressivement, j’ai orienté mes recherches du domaine des communications sans fil vers des concepts de codage et de théorie de l’information. C’est à cette période que je me suis intéressée sur la problématique actuelle sur laquelle je travaille, située à l’intersection de la théorie de l’information et du calcul distribué. Après mon post-doctorat, j’ai obtenu un poste de professeur à l’Institut Polytechnique Rensselaer (RIP), aux Etats-Unis. La pandémie a été un moment de réflexion sur ma carrière, me poussant à postuler à un poste de professeur à Eurecom en Europe, où j’ai été retenu après avoir présenté ma vision de recherche.

Depuis trois ans, je suis maitresse de conférences et je supervise des doctorants ainsi que des chercheurs en post-doctorat, tout en enseignant un cours de théorie de l’information à des étudiants de licence et master. Très prochainement, je vais également dispenser un cours axé sur la recherche dans mon domaine de spécialisation.

Toutes mes félicitations pour votre ERC sur votre projet « Sensibilité » ! Pourriez-vous nous détailler votre projet ?

D. M: Le projet a débuté il y a 18 mois et s’étendra sur une durée de 5 ans, jusqu’en 2028. Il porte sur le calcul distribué de fonctions à travers des réseaux de communications, inspiré par des applications telles que la distribution de contenu, où les données sur plusieurs serveurs, ainsi que par l’apprentissage machine distribué. Par exemple, lorsque plusieurs caméras capturent différents angles d’un même objet, leurs images se chevauchent souvent. Au lieu de transmettre toutes ces données redondantes vers un emplacement central, nous visons à éliminer ces recouvrements afin de réduire les coûts de communication.

Pour ce faire, nous utilisons une méthode appelée « codage distribué », où les données sont encodées de manière à supprimer les redondances. L’objectif n’est pas toujours de reconstruire les données d’origine, mais plutôt de calculer une fonction spécifique à partir de ces données, comme parvenir à un consensus, effectuer une multiplication de matrices ou détecter une activité dans une zone particulière d’une grande image. En mettant l’accent sur le calcul plutôt que sur la communication, nous pouvons réduire de manière significative le coût de transmission des données.

L’intitulé de votre projet est « Sensibilité » en anglais, et non « Sensibility », pourquoi avoir choisi un nom français ?

D. M: L’objectif principal de ce projet est de comprendre comment les calculs sont influencés par la structure de la distribution des données, le type de calculs effectués et la topologie du réseau. J’avais tout d’abord envisagé utiliser le terme « Sensitivity », mais je voulais quelque chose de plus fort. Le mot français « Sensibilité » m’a semblé parfait, et cela me rend heureuse, car ceux qui connaissent le français le comprendront. Il n’y a pas d’autre raison.

Je crois que lorsque vous appréciez vraiment ce que vous faites, les défis paraissent moins intimidants. Bien que commencer soit souvent la partie la plus difficile, la persévérance est essentielle.

Vous êtes impliquées dans le PC9 FOUND du PEPR, quels liens pouvez-vous établir entre vos travaux de recherches et les objectifs du programme ?

D. M: Je fais partie du projet dirigé par François Baccelli, et plus spécifiquement dans le work package qui se concentre sur les « calculs de fonctions réseaux pour des données corrélées ». Notre groupe de recherche se consacre à l’exploration des calculs distribués de données corrélées, en mettant particulièrement l’accent sur l’impact des structures de données et des fonctions de calculs.

Je ne suis pas le seul membre du corps professoral d’Eurecom à participer à ce projet ; le Professeur Petros Elia y collabore également. Alors que je me concentre sur les aspects liés à la théorie du l’information et au codage, le Professeur Elia aborde le sujet sous l’angle de la théorie combinatoire et des graphes. Ensemble, nous cherchons à combiner ces perspectives afin d’approfondir notre compréhension des liens entre la théorie de l’information et l’informatique. Nous prévoyons également de recruter un doctorant pour contribuer à l’intégration des perspectives issues de ces deux domaines.

Quelles sont les applications pratiques de vos recherches dans la vie quotidienne ?

D. M: Une application pertinente de mes travaux concerne les services de streaming tels que Netflix, qui utilisent la mise en cache de contenu et des serveurs distribués pour livrer rapidement les films. Mon approche pourrait être intégrée afin d’améliorer leurs algorithmes, réduisant ainsi potentiellement les coûts de diffusion pour les utilisateurs. En captant mieux les modèles de demande et les corrélations entre utilisateurs que les modèles actuels, nos méthodes pourraient diminuer les dépenses tout en maintenant l’accès au même contenu. J’y vois un potentiel d’amélioration significatif, notamment dans la mise en cache des films.

Vous avez pu expérimenter à la fois le système de recherche américain et européen, qui pouvez-vous nous dire sur ces systèmes ?

D. M: Je m’habitue encore à ce système ! Aux Etats-Unis, les principales opportunités de recherche et de financement proviennent principalement de la NSF (National Science Foundation). Une proposition de recherche y est examinée par un seul panel, tandis qu’en Europe, le processus est plus complexe. Le système de recherche en Europe est plus diversifié car il ne s’agit pas uniquement de financements provenant de l’Union Européenne : on peut voir, par exemple, un financement français en plus d’un financement européen.

L’ERC (Conseil Européen de la Recherche) se distingue de la NSF par son processus de révision en deux étapes, qui est plus détaillé. Lors de la première étape, seuls les cinq premières pages de la proposition sont examinées. Si une étape est réussie, la proposition complète est ensuite évaluée lors de la seconde étape par un panel qui pose des questions techniques détaillées. Contrairement à la NSF, qui fournit uniquement des retours écrits, le processus de l’ERC m’a semblé plus dynamique et impliqué, offrant des retours plus complets et approfondis.

En tant que chercheuses, les femmes sont sous-représentées dans le domaine du génie électrique. Qu’est-ce qui vous a motivée au début de votre carrière ? Avez-vous rencontré des difficultés liées à votre genre ? 

D. M: Dès l’âge de 10 ans, je savais déjà que je voulais me tourner vers les mathématiques, et cette passion ne m’a jamais quittée depuis ! J’ai toujours été davantage attirée par la résolution de problèmes en mathématique et physique que par la biologie et la chimie. Fréquenter un lycée scientifique exigeant a été une étape clé pour moi. Les cours stimulants et les excellents enseignements m’ont permis d’élargir mes perspectives et ont facilité mes études universitaires, car j’ai été familiarisée très tôt avec de nombreux concepts.

J’ai toujours su que je voulais me concentrer sur le milieu universitaire et approfondir les théories existantes pour créer quelque chose de nouveau, même si cela devait prendre des années. Je crois que lorsque vous appréciez vraiment ce que vous faites, les défis paraissent moins intimidants. Bien que commencer soit souvent la partie la plus difficile, la persévérance est essentielle. Même si les femmes sont sous-représentées dans des domaines comme le génie électrique, je pense que toute personne qui s’investit avec le même effort pourra obtenir des résultats similaires. Pour ma part, je n’ai pas rencontré de préjugés liés au genre, probablement car j’étais très bien soutenue par mes mentors. Je suis convaincue qu’en motivant les jeunes filles dès le début, en leur offrant de bons enseignements et en leur proposant des role model forts, il n’y a aucun raison pour qu’elles ne puissent pas réussir.

Références :

Page personnelle pour retrouver les papiers de Derya : https://sites.google.com/site/deryamalak/research?authuser=0
Publications récentes à retrouver sur le site de EURECOM : https://www.eurecom.fr/en/people/malak-derya/publications
Google Scholar : https://scholar.google.com/citations?user=phfqv1QAAAAJ&hl=en&oi=ao


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